Madame, n'écrivez rien à ma mère concernant mon refus à Moer. Cela ne ferait qu'un bruit inutile, car mon parti est pris.
Où êtes-vous? j'ai vu par les gazettes que vous aviez changé de régiment. Je souhaite que cela vous amuse. Que fait votre frère? vous ne m'en dites rien dans votre lettre du 13 mai; se traite-t-il?
Voilà ce qui me regarde: Mes amis se sont donnés beaucoup de mouvement pour obtenir une permission d'aller me faire traiter, ma mère a écrit à S.[a] M.[ajesté] et là-dessus on m'a accordé la permission d'aller à Pskof et d'y demeurer même, mais je n'en ferai rien; je n'y ferai qu'une course de quelques jours. En attendant je suis très isolé: la seule voisine que j'allais voir est partie pour Riga et je n'ai à la lettre d'autre compagnie que ma vieille bonne et ma tragédie; celle-ci avance et j'en suis content. En l'écrivant j'ai réfléchi sur la tragédie en général. C'est peut-être le genre le plus méconnu. Les classiques et les romantiques ont tous basé leurs loix sur la vraisemblance, et c'est justement elle qu'exclut la nature du drame. Sans parler déjà du temps etc. quel diable de vraisemblance y a-t-il [1)] dans une salle coupée en deux moitiés dont l'une est occupée par deux mille personnes, qui sont censées n'être pas vues par ceux qui sont sur les planches. 2) la langue. Par ex. le Philoctète de la Harpe dit en bon français après avoir entendu une tirade de Pyrrhus: Hélas! j'entends les doux sons de la langue Grecque etc. Voyez les anciens: leurs masques tragiques, leur double personnage — tout cela n'est il pas une invraisemblance conventionnelle? 3) le temps, le lieu etc. etc. Les vrais génies de la tragédie ne se sont jamais souciés de la vraisemblance. Voyez comme Corneille a bravement mené le Cid. Ha, vous voulez la règle de 24 heures? Soit et là-dessus il vous entasse des événements pour 4 mois. Rien de plus inutile à mon avis, que les petits changements de règles reçues: Alfieri est profondément frappé du ridicule de l'a-parte, il le supprime et là-dessus allonge le monologue et pense avoir fait faire une révolution dans le système de la tragédie; quelle puérilité!
La vraisemblance des situations et la vérité du dialogue — voilà la véritable règle de la tragédie. (Je n'ai pas lu Calderon ni Vega) mais quel homme que ce Sch.[akespeare]! je n'en reviens pas. Comme Byron le tragique est mesquin devant lui! Ce Byron qui n'a jamais conçu qu'un seul caractère (les femmes n'ont pas de caractère, elles ont des passions dans leur jeunesse; et voilà pourquoi il est si facile de les peindre), ce Byron donc a partagé entre ses personnages tel et tel trait de son caractère; son orgueil à l'un sa haine à l'autre, sa mélancolie au troisième etc. et c'est ainsi que d'un caractère plein, sombre et énergique il a fait plusieurs caractères insignifiants — ce n'est pas là de la tragédie. —
On a encore une manie: quand on a conçu un caractère, tout ce qu'on lui fait dire, même les choses les plus étrangères, en porte essentiellement l'empreinte (comme les pédants et les marins des vieux romans de Fielding). |